L’industrialisation, la mécanisation de l’agriculture et la mise au point de pesticides efficaces ont permis à une part croissante de l’humanité de désormais manger à sa faim… voire davantage. Mais à peine le spectre de la sous-alimentation s’éloignait-il que l’on bascula dans la surabondance. Les Américains qui consommaient en moyenne 2 200 calories par jour en 1970 (c’est-à-dire la quantité recommandée pour un adulte) s absorbent aujourd’hui 2 700 calories. Et notre planète compte aujourd’hui plus de « trop gros » que de mal-nourris !
Quand notre métabolisme nous joue des tours
Notre organisme de chasseurs-cueilleurs est programmé pour tirer un bénéfice maximal des périodes d’abondance en prévision d’inévitables disettes. Et cela n’a posé aucun problème jusqu’à une date récente puisque, à de rares exceptions près, la population mondiale était en sous-alimentation chronique. Seuls quelques puissants étaient gros – l’histoire garde ainsi la mémoire du roi britannique Henri VIII, de mandarins chinois ou de potentats orientaux monstrueusement gras – un tour de taille imposant étant d’ailleurs synonyme d’opulence. Mais les choses ont bien changé…
Un mode de vie ennemi de notre ligne
Le Congrès européen sur l’obésité de mai 2012 a posé la question : notre société serait-elle « obésogène » ou « diabétogène » ? Au vu de l’évolution du poids moyen de nos contemporains ou de leur apport énergétique, il semble bien que oui… Et les facteurs économiques n’arrangent rien : une étude américaine a en effet montré que suivre les recommandations nutritionnelles de la Faculté afin de manger « sain » impliquait de dépenser 400 dollars (environ 320 euros) supplémentaires par an. En clair, un dollar de chips cale davantage qu’un dollar de carottes.
Ceci contribue sans doute à expliquer pourquoi, à l’instar de la dépression et des autres affections psychiatriques ou de l’hypertension artérielle sévère, le diabète de type II se révèle plus de deux fois plus fréquent au sein des plus démunis que dans la population générale.
Les cadences de la vie moderne contribuent elles aussi à perturber notre métabolisme. Une étude menée sur une dizaine d’années par des chercheurs de l’université de Munich publiée dans Current Biology (Till Roennenberg et coll.) a identifié un « syndrome caractéristique des sociétés actuelles, consistant en un décalage croissant entre les horaires quotidiens de l’horloge physiologique et les horaires de l’horloge sociale ». Ce « jet-lag » permanent se traduit certes par une carence de sommeil et par une propension accrue au tabagisme et l’abus d’alcool et de caféine, mais aussi et surtout des problèmes de santé. Ignorer les impératifs de son horloge biologique serait en effet un facteur de surpoids et/ou d’obésité.
Notre environnement nous fait grossir
Dans ce panorama des facteurs du mode de vie qui peuvent conduire au prédiabète, puis au diabète, on aurait tort de sous-estimer l’impact de l’environnement. Un rapport de l’Académie des sciences intitulé « Hormones, santé publique et environnement » s’est penché sur les conséquences en termes de santé publique, notamment sur le risque de diabète, d’obésité ou de cancers hormonodépendants, des polluants modernes et des hormones utilisées dans l’élevage. Nos systèmes de régulation hormonale n’ayant pas encore eu le loisir de s’adapter à l’évolution de ces données environnementales, il en résulte « l’apparition ou l’exacerbation de pathologies nouvelles », comme l’a expliqué au Quotidien du médecin le Pr Edwin Milgrom, coordonnateur avec le Pr Étienne-Émile Baulieu de ce rapport.
Une étude de l’Université de Columbia (New York) sur 702 femmes enceintes non fumeuses âgées de 18 à 35 ans, qui indique que l’exposition des futures mamans à la pollution accroît les risques d’obésité pour leur bébé. Les enfants des participantes les plus exposées à la pollution affichaient jusqu’à 2,4 kilos de masse graisseuse supplémentaire à l’âge de sept ans. Dès la cinquième année d’existence, les risques d’obésité seraient ainsi multipliés par 1,79 (et par plus de 2,20 à sept ans).
Cette étude a notamment mis en évidence les méfaits des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) présentes dans l’air que nous respirons et dans notre environnement en général, puisque tout processus de combustion en génère (même la flamme de nos bougies parfumées), et qui peuvent contaminer les aliments, en particulier les produits de la mer. Ces HAP semblent perturber le processus de lipolyse (transformation de lipides en énergie) de sorte que notre organisme renâcle à déstocker les graisses, en particulier chez l’enfant.
Si l’emploi des phtalates, parabènes et autres substances utilisées dans les plastiques et les cosmétiques et soupçonnées de nuire à la fertilité masculine et/ou de provoquer des tumeurs du sein est désormais strictement réglementé dans l’hexagone, nous sommes quotidiennement exposés à quantité d’autres « perturbateurs endocriniens ». Ces fameux perturbateurs modifient la production ou l’action d’hormones qui régulent le système endocrinien avec, entre autres méfaits, une baisse de la fertilité, des altérations de la fonction reproductrice et des troubles de la croissance au sein de presque toutes les familles animales. Cela se traduit par des anomalies anatomiques, reproductives, immunologiques et même comportementales. Des mollusques femelles, particulièrement sensibles à la contamination de leur environnement aquatique car très mal équipés pour éliminer les polluants chimiques, se virilisent au contact du tributylétain (TBT), un composant des peintures pour carènes de bateaux. Et dans les années 1970, les phoques gris de la Baltique ont failli s’éteindre, empoisonnés par le DDT (un insecticide) et le PCB (traitement pour les arbres) qui les rendait stériles. Quant aux gardons de nos rivières, exposés à des rejets de stéroïdes œstrogènes, ils tendent vers l’hermaphrodisme avec un tiers des mâles collectés par des chercheurs britanniques présentant un phénotype intermédiaire entre mâle et femelle et leurs spermatozoïdes perdent entre 50 et 75 % de leur mobilité… Notre planète tout entière est menacée car les contaminations se disséminent au gré des courants marins. Même les truites des îles Kerguelen, à des milliers de kilomètres de toute zone agricole ou industrielle, présentent une contamination aux organochlorés (PCB) comparable à celle observée chez les anguilles de Camargue, dans le delta du Rhône ! Et les humains ne sont pas épargnés.
Vivre plus longtemps, mais dans quel état ?
Tout ceci explique sans doute la baisse de l’espérance de vie en bonne santé récemment annoncée par l’Institut national des études démographiques (Ined). Si la France demeure parmi les pays champions en termes d’espérance de vie féminine (85,3 ans en 2010 et 78,2 ans pour les hommes), l’« espérance de vie sans incapacité » (EVSI), c’est-à-dire l’espérance de vie en bonne santé, connaît pour sa part un léger recul. Elle est passée de 62,7 ans à 61,9 ans entre 2008 et 2010 pour les hommes et de 64,6 ans à 63,5 ans pour les femmes. Une tendance constante depuis 2006, d’ailleurs observée dans presque toute l’Europe.
De là à penser que c’est l’évolution de notre mode de vie et de nos habitudes alimentaires qui est en cause, il y a un pas que certains n’hésitent pas à franchir. Les tenants du « régime paléolithique », né dans les années 1970 et popularisé depuis par divers diététiciens et anthropologues anglo-saxons, vont jusqu’à prétendre que notre génome n’ayant guère évolué, à quelques détails près, depuis l’apparition de l’homme de Cro-Magnon, revenir quelque 40 000 ans en arrière en termes de régime alimentaire devrait nous permettre de retrouver la sveltesse de nos aïeux chasseurs-cueilleurs, ainsi qu’une santé de fer, et nous préserver des maladies dites « de civilisation » telles que l’hypertension, le diabète, les troubles cardiovasculaires, l’obésité, etc. Malheureusement, on ne saurait imputer des maux liés à des bouleversements très récents de notre mode de vie (quelques décennies) à la sédentarisation et aux changements d’alimentation consécutifs au développement de l’agriculture et de l’élevage voici plus de dix millénaires ! Cela revient en outre à nier tout le volet épigénétique de notre adaptation grâce auquel nous avons pu prospérer dans des conditions environnementales variées.